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Capharnaüm Euphrasien
25 juillet 2005

[Où l'on voit que tout ce confond]

Jacques termine son bol de céréales. La voisine du dessus se peint les ongles de pied en rouge flamme. La première couche sèche pendant qu’elle étreint ses jambes contre elle, se referme en fœtus, pose l’os de la joue sur l’os du genou, os sur os, comme ça, bien. Elle a le sourire de Jeanne Moreau gravé sur la pupille, et lorsque ses paupières se scellent, le sourire tangue. Il danse presque. Le flacon de rouge flamme s’est répandu sur tapis, la voisine gémit sa maladresse, Jacques passe le bol sous l’eau.

Y’en a qui naissent du crâne d’un père qui est dieu des dieux, d’autres qui mettent une poignée de mois à se dérouler les cellules pour poindre entre les cuisses d’une femme, et puis Jacques, il sort d ‘un œil, c’est tout. Il y rentre un jour, puis il en sort plusieurs fois, ce sont ses naissances.

Rosette fait sa fuite, elle l’enclenche dans un couloir du métro. C’est cette odeur chaude qui la rassure, celle que ne remarquent que ceux qui en ont trop l’habitude, ceux qui arpentent les souterrains comme une forêt de faïence. Comme une promenade de santé. On apprendra plus tard que Rosette remplit les pages blanches d’un carnet avec les visages des occupants de sa rame. Elle les croque avec gourmandise, puis elle en a mal au cœur, la nausée grimpe à la gorge, elle tourne la poignée et rejoint le quai.

Jacques n’est pas un pantin. Alors que sa figurine s’anime encore de la même gestuelle, son corps et sa voix répétant le même jeu, il est loin, il est ailleurs. En réalité, il porte un autre prénom, un autre nom. De plus, il peut être mort. Jacques est fictif. Jacques est très nombreux.

La voisine du dessus, elle est vivante, son prénom est court. C’est Ann. Elle n’est pas anglaise, ni américaine. La voyelle finale, elle l’oublie. Le e, c’est eux, les autres, alors elle l’oublie volontairement. Ann vit, et c’est très différent, la vie, de ce que font les Jacques.

On comprend alors. Les Jacques sont nombreux, ils peuvent être femmes, et hommes. Ils peuvent être enfants. Ann elle se coltine les fractions du quotidien, au bout de la semaine il y en a un paquet, en aggloméré, qui bouche la porte. Alors elle dort toute la journée, le lendemain matin, la voie est libre. C’est un lundi matin.
Rosette a fui, elle roule avec le vent dans les yeux. Sa vie c’est sûr, c’est l’aventure, depuis toujours. Les êtres sont des ressorts, elle rebondit dessus, pour aller plus haut. Toujours les branches les plus hautes. Elle connaît des lits, des rues, des hôtels luxueux, des bourbiers indiens. Les histoires d’a., elle les sublime. Dessiner les gens dans le métro, c’est très commun, mais elle sent fourmiller un petit talent, ou juste un passe-temps qui la distingue. Etre distinguée, c’est bien. L’aggloméré, elle ne connaît pas.

Les Jacques, quand les strapontins se rétractent, ils meurent à petit feu. Leur image persiste dans les esprits de ceux qui les ont happés des yeux. Des oreilles aussi, alors leurs paroles résonnent encore. On prend exemple, si le Jacques fascine, on cherche une suite, si le Jacques reste mystérieux, on sourit, le Jacques a été bon, on s’est laissé prendre, c’était plus beau que la vie en vrai. Le Jacques a pulvérisé l’aggloméré.

Rosette a déjà couru d’amour sur un quai de la Seine avant d’être étreinte dans l’air, en tourbillon. Ses coups de foudre crèvent comme des bulles si la photographie défaille. Quand Rosette raconte les palpitations de ses jours heureux, ses amis plissent les yeux, alors elle frétille de fierté. Elle sait, elle voit, sous ses mots les amis tissent un écran blanc, en ombres humaines ses souvenirs reprennent vie, plus éclatants encore sous l’effet de leur jalousie émerveillée. Il n’y a pas de Jacques, là, y’en a pour qui la vie c’est comme au cinéma.

Ce qui nous intéresse, ce n’est pas Rosette, ce serait trop simple, trop évident. On en ferait des mètres de pellicules, des sourires sincères, de belles images mythiques. On rosirait de joie, les salles seraient combles, il y aurait des échos sans débat à la sortie. Rosette, même si c’est beau, c’est facile. On va creuser encore, se dépouiller de tout. Ce pourra être simple, mais pas facile. On pourra se dépouiller des couleurs, garder le diaphane et les zones d’ombre, comme des pleins et des creux sur un corps.

Rosette, pour lui accorder de l’intérêt, il faudrait qu’elle soit folle. Alors ce serait bariolé, ce serait un folklore de couleur, de son, de mille singes fous nous arrachant pour une danse. Ce serait du Fellini. Mais ce ne serait pas Rosette.
Ann nous retient. La trame est connue,  sans être désuète. Son fardeau est évident, il a le roulement lent d’une trotteuse empâtée, d’un décompte des heures inconsciemment calé entre l’envie et le devoir. S’il n’arrive rien à Ann, l’essai d’art devient contemplatif et suspecté d’un sens caché. Une résignation qui se déguise en tranche de vie. S’il arrive quelque chose à Ann, on admet que ce puisse être réel. Ann est vivante, ce qu’elle cherche, c’est à être amoureuse, mais sans le savoir, même en allant travailler les paupières nues, la bouche blême et le cheveux terne. L’amour c’est si fictif, c’est parfait pour le rêve, c’est parfait pour l’attente. C’est même fait pour puisque cela s’affiche partout. Les Jacques ne l’évitent pas, ils en rajoutent partout. En amour, les Jacques mettent la barre de plus en plus haut, pour ne pas que l’on sombre.

Rosette c’est l’exception de la vie sans l’aggloméré du dimanche soir. Ann c’est l’innombrable de la vie scandée par l’aggloméré du dimanche soir. Les Jacques c’est comme si Ann se débarrassait un temps de l’aggloméré du dimanche soir. Alors on tendrait l’écran blanc pour cette Histoire, celle qu’elle racontera jusqu’à ses petits-enfants, sur le même écran blanc élimé, bien après le retour de l’aggloméré.
Les Jacques, ils sont là pour l’émotion.

Ann rencontre Ernest.
Ernest est né trente ans après l’explosion d’une bombe nucléaire sur la ville d’Hiroshima. Il aime voir les Jacques pourfendre l’écran blanc juste avec des mots. Ce qu’il aime le plus c’est le maître-du-jeu, celui qui a l’Histoire dans la tête, et qui insuffle la vie fictive aux Jacques. Une magie opère, c’est certain, leurs pensées et monde secret deviennent une œuvre offerte aux yeux. Le maître-du-jeu dit à Jacques comment pulvériser l’aggloméré. Comme Ann, derrière les paupières scellées d'Ernest, le sourire de Jeanne Moreau a tangué, aussi. Mais c’est alors Truffaut qu’il a admiré. Tous les jours Ernest s’enferme dans une salle noire, les yeux rivés à l’écran blanc, il apprend, il se régale, puis lorsque le jour lui fait à nouveau un ombre, il voudrait fondre pour ne vivre que deux heures. Mais deux heures de chef-d’œuvre.

Rien n’est factice, de l’air au sol, l’action se déroule ici. C’est si commun. Ann amenait le tapis à nettoyer, Ernest se trouvait sur le même trottoir. D’une façon commune, sans pourtant en avoir l’habitude, l’un a invité l’autre dans un café, l’un a pris une grenadine et l’autre une bière baveuse, le tapis dans un grand sac de papier restait posé sur la banquette en skaï bordeaux. Les détails brodent le décor. Ernest a des phrases qui lui brûlent les lèvres, des situations qui lui engourdissent les membres, tout ce qu’il a bu dans les salles noires, les yeux rivés à l’écran blanc. Son chef-d’œuvre à lui, il n’est pas assez fort pour l’ériger, alors il va emprunter, de-ci, de-là, à des Jacques fantômes. Un puzzle qu’il concocte en esthète, se croyant disciple des maîtres-du-jeu. C’est cela qu’Ann, conquise dès cet instant par cet inconnu, racontera jusqu’à ses petits enfants, sans savoir que son Histoire c’est du déjà-vu sur l’écran blanc, du réchauffé de cinéphile.

Ernest a réussi, lorsqu’il pose ses lèvres sur celle d’Ann, elle les entrouvre. C’est un baiser au goût amer. Une répétition, il se dit. Pour Ann, c’est l’élément déclencheur. Un vrai conte de fée, elle se dit.

[…]


areinedesconnes

(DelphineCourtois)


Ce sera à continuer, je pense ...

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